C’est la crise
Depuis 2008, que dis-je, depuis les années 1970, c’est la crise permanente. Mais il semble que le temps des crises ait une tendance à la contraction accélérée ces derniers temps. Aucun champ de la vie sociale ne semble y échapper : l’euro, la finance, la famille, la banlieue, l’école, l’Etat-providence, l’Etat-nation même et enfin les écosystèmes terriens ! Pourtant, compte tenu des enjeux qui y sont afférents, c’est davantage la crise économique et financière qui semble occuper les esprits, reléguant à l’arrière plan des crises plus diffuses, et sans doute moins attrayantes, ou distrayantes, pour l’homo oeconomicus, et sans doute parce qu’elles minent encore davantage notre capacité à faire société. Pourtant, toutes les crises semblent avoir une cause commune : la profonde injustice qui se creuse chaque jour un peu plus au sein des sociétés humaines, animées par la recherche effrénée de l’abondance et de l’enrichissement matériel.
Il faut dire que l’on fait miroiter de belles perspectives de surplus aux travailleurs-citoyens grâce à leur effort personnel. Pourtant, ils ont beau accroitre sans cesse leur investissement dans tous les domaines, l’eldorado qu’on leur tend comme unique horizon digne d’une vie accomplie s’éloigne toujours un peu plus. Tel est le paradoxe de notre société de consommation gangrénée par des valeurs néo-libérales qui propulsent les individus sur le devant de la scène et les exposent violemment à toutes sortes d’aléas : économiques, climatiques, sociaux, physiques, moraux. La protection collective que les Etats-nations se sont efforcés de construire au cours des deux derniers siècles s’effrite avec une évidence telle qu’on en reviendrait à instiller le doute de son bien-fondé initial. Pourtant, c’est bien cette solidarité organisée au sein de sociétés démocratiques qui a permis le formidable développement dont peut aujourd’hui s’enorgueillir une partie de l’humanité. Mais voilà, ce résultat ne peut être le fruit que d’une subtile alchimie entre des impératifs sociaux, portés par des valeurs universelles fondées sur le bien-être collectif, porteur de bien-être individuel, et un progrès économique, qui est l’une des conditions essentielles de réussite d’un projet de société ambitieux. Or, les dernières décennies ont vu triompher les thèses nous incitant à penser que ce bien-être individuel, auquel chacun aspire légitimement, ne pouvait être atteint que par un effet d’éviction, et non plus au travers du vivre ensemble harmonieux. Autrement dit, mon bien-être personnel ne s’étend plus à mesure que celui de mes concitoyens se déploie, mais mon bien-être individuel est d’autant plus important que celui de mon voisin décroît. Cette conception remplace ainsi un fondement qualitatif par une estimation quantitative du bien-être : la logique économique tentaculaire phagocyte progressivement la sphère sociale. Entendons nous bien, faire du profit, vouloir produire des biens et des services en nombre croissant n’est pas un mal en soi. Bien au contraire, il s’agit même d’une condition de base de la pérennité de toute société. Mais lorsque l’instrument de réalisation d’une société épanouie se transforme en objectif ultime de toute vie humaine, alors il y a un risque de perversion auquel il s’avère difficile de résister bien longtemps. Cette vision étriquée et simplificatrice est ainsi devenue un des ressorts privilégiés de disqualification du discours de la gauche, volontairement caricaturé par ses détracteurs. Pourtant, la gauche n’a cessé de réclamer un plus juste équilibre entre des nécessités tout autant légitimes et indispensables : la cohésion sociale et le développement économique. Et les socialistes français, forts des exemples historiques totalisants qui ont prétendu ne s’appuyer que sur l’un ou l’autre de ces deux aspects, ne cessent de revendiquer une combinaison plus optimale et raisonnable de ces deux fondements d’une société moderne.
A l’heure où l’humanité dans son ensemble est confrontée à la désormais populaire « urgence climatique », il serait sans doute souhaitable – indispensable ? – de fonder un nouveau pacte social fondé sur des principes rénovés, à commencer par celui de développement durable, seul à même de concilier les enjeux économiques, sociaux et environnementaux auxquels nos sociétés complexes doivent apporter des réponses démocratiques et efficaces. Alors à toutes ces crises dont l’actualité regorge, une seule option paraît envisageable pour sortir de l’impasse actuelle, la solidarité, qui ne doit plus seulement être revendiquée, mais concrétisée une bonne fois pour toutes.